BD : au Cambodge, trois ans, huit mois et vingt jours d’horreur absolue
D’après Patrick de Jacquelot Asialyst 25 mars 2023
L’auteur franco-cambodgien Séra consacre sa quatrième bande dessinée au génocide qui a ravagé son pays. Quatre livres aussi virtuoses dans la forme que saisissants sur le fond, au service d’un indispensable devoir de mémoire.
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« Trois ans, huit mois et vingt jours ». L’artiste franco-cambodgien Séra a beau avoir soixante-deux ans aujourd’hui, c’est autour d’une période de « trois ans, huit mois et vingt jours », expression qui revient comme un leitmotiv dans son œuvre, que sa vie continue de tourner. La période durant laquelle les khmers rouges ont détenu le pouvoir au Cambodge, avec le génocide qui en a résulté.
Couverture de la bande dessinée « L’âme au bord des cheveux », scénario et dessin Séra, Delcourt.
(Copyright : Éditions Delcourt, 2023 — Séra)
Alors même qu’il était à Phnom Penh lors de la prise de la ville par les troupes de Pol Pot le 17 avril 1975, Séra a échappé au massacre. Né d’un père cambodgien et d’une mère française, il avait un passeport tricolore, ce qui lui a permis de se réfugier dans l’Hexagone avec sa mère et ses frère et sœur. Depuis, il a développé une carrière de peintre, sculpteur et auteur de bandes dessinées, avec une œuvre qui revient encore et toujours sur le drame cambodgien. Sa nouvelle publication, L’âme au bord des cheveux*, est la première bande dessinée où il aborde le sujet sous un angle autobiographique.
« L’âme au bord des cheveux » est une expression khmère qui signifie « être mort de peur ». Un titre approprié pour un livre consacré au génocide cambodgien. Avec environ deux millions de personnes tuées, souvent dans des conditions abominables, sur une population de 7,5 millions d’habitants, le tout en moins de quatre ans, ce génocide reste un événement d’une énormité difficile à appréhender même avec plus de quarante ans de recul. Comment un groupe politique a-t-il pu décider l’extermination de sa propre population à une telle échelle ? Dans un autre de ses ouvrages, Séra rappelle que l’Angkar (littéralement « L’Organisation », surnom du Parti communiste cambodgien) « a dit que notre pays n’aurait besoin que d’un ou deux millions de personnes pour être reconstruit ». L’auteur cite d’ailleurs un slogan khmer rouge : « l’élimination des ennemis n’est pas la conséquence de la révolution, c’est son essence même ». Et comme dans un régime paranoïaque, n’importe qui peut être considéré comme un ennemi. Plus fondamentalement encore, explique Séra, l’objectif du Kampuchéa démocratique était d’annihiler la culture khmère millénaire, objectif qui aura été raté de peu.
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Ce volume comporte donc une forte dimension autobiographique. L’artiste né en 1961 évoque une enfance heureuse dans un environnement privilégié. Son père appartient à une famille « attachée au service du palais royal », le jeune Séra est élevé dans une belle maison proche du palais. Élève au lycée français de Phnom Penh, il n’a pas de plus grand bonheur que la lecture des magazines Spirou et Tintin que sa mère, passionnée de bande dessinée, fait venir de France. À tel point que, losqu’il faudra fuir le domicile familial, le jeune garçon n’emportera qu’un objet personnel : un album des aventures de Blueberry, Le spectre aux balles d’or, dont il était « incapable de se séparer ».
Cette existence protégée s’achève brutalement le 17 avril 1975 avec la chute de Phnom Penh. L’effondrement des forces du gouvernement en place face à l’assaut des khmers rouges est minutieusement décrit, ainsi que l’évacuation de la capitale qui en résulte. Alors que le père de Séra avait toujours refusé de croire à la possible prise de pouvoir par les communistes, voilà la petite famille amenée à se réfugier, comme tant d’autres, à l’ambassade de France après avoir traversé les rues de Phnom Penh complètement désertes. Séra évoque la pagaille et la panique qui règnent alors dans l’ambassade où les nouveaux maîtres du pays débarquent et exigent que leurs soient livrés tous les Cambodgiens qui y sont réfugiés. Son père, qui n’avait jamais demandé la nationalité française, doit se rendre : jamais sa famille ne le reverra. Séra, sa mère et ses frère et sœur seront alors évacués en camion vers la Thaïlande, avant de venir s’installer en France.
C’est là que s’arrête cette autobiographie, dont on peut d’ailleurs regretter qu’elle n’occupe pas davantage les 176 pages du volume. Tout occupé à fournir de nombreux éléments sur le contexte historique et géopolitique, Séra livre en effet de nombreuses pages documentaires dont l’intérêt est bien réel, mais qui affaiblissent un peu la dimension personnelle du récit (l’autobiographie proprement dite ne commence ainsi qu’à la page 51). Adoptant une approche résolument pédagogique, il ne manque pas de situer les événements cambodgiens dans le contexte général de la situation en Indochine et de la guerre du Vietnam.
Pour évoquer les multiples dimensions de cette tragédie à la fois personnelle et collective, l’artiste juxtapose de multiples techniques d’images : BD classique, photos dessinées, « collages » de type carnets de voyage, croquis. Beaucoup de textes explicatifs sont accompagnés d’illustrations (par opposition aux bandes dessinées habituelles). Séra reproduit également de nombreux documents comme des couvertures de journaux de l’époque.
La virtuosité graphique de l’artiste n’atténue en rien la dureté du propos. Le point culminant de la partie autobiographique tient au drame qui s’est déroulé à l’ambassade : « Pas une seule des personnes expulsées de l’ambassade de France à Phnom Penh n’a été revue vivante », souligne-t-il. Et le traumatisme collectif du génocide à l’échelle de la nation ne s’est toujours pas dissipé : « Aujourd’hui encore, les survivants se taisent.
Couverture de la bande dessinée « Impasse et rouge – Cambodge 1970 – 1975 », scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
Couverture de la bande dessinée « L’eau et la terre – Cambodge 1975 – 1979 », scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
Couverture de la bande dessinée « Lendemains de cendre – Cambodge 1979 – 1993 », scénario et dessin Séra, Delcourt. (Crédit : Delcourt)
À l’occasion de la parution de L’âme au bord des cheveux, les Éditions Delcourt ressortent les trois premières bandes dessinées consacrées par Séra à l’histoire récente du Cambodge, dont elles suivent la chronologie : Impasse et rouge – Cambodge 1970-1975,
L’eau et la terre – Cambodge 1975 – 1979,
Lendemains de cendre – Cambodge 1979-1993;
Le premier traite de la période allant du renversement en 1970 du prince Norodom Sihanouk, chef d’État du royaume du Cambodge, par Lon Nol jusqu’à la chute de Phnom Penh au terme d’années de guérilla.
Le deuxième est consacré aux « trois ans, huit mois et vingt jours » du pouvoir communiste
Le dernier à la période suivant l’invasion du pays par les troupes vietnamiennes et la chute des khmers rouges.
Dans ces trois volumes, Séra met en scène des personnages imaginaires emportés par le torrent d’une tragédie à laquelle ils ne comprennent rien. Des images très noires, évoquant davantage un style de peintre que d’auteur de BD classique, font revivre ces années terribles : le délitement du régime de Lon Nol sous les coups de boutoirs de la guérilla communiste, la période de l’Angkar triomphant et sa déshumanisation totale, quand les enfants des ennemis de classe étaient tués à coup de crosse pour économiser les balles, le chaos des camps où s’entassaient les Cambodgiens réfugiés en Thaïlande après l’invasion vietnamienne…
Avec le récit autobiographique, ces quatre volumes, qui bénéficient en outre d’une très belle qualité d’impression et de reliure, constituent un ensemble remarquable au service de la mémoire à propos de l’une des pires tragédies du XXème siècle. Même si, essentiellement descriptifs et très peu analytiques, ils ne permettent pas de répondre à la question fondamentale : comment ces trois ans, huit mois et vingt jours d’horreur ont-ils pu survenir ?
D’après Patrick de Jacquelot Asialyst 25 mars 2023